Coopérer au travail : à l’épreuve de la gouvernementalité

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titleCoopérer au travail : à l’épreuve de la gouvernementalité
start_date2006/02/16
schedule17h-18h
onlineno
summaryJ’examinerai les bénéfices éventuels de l’analyse d’une situation de coopération au travail en termes de gouvernementalité (i.e. comme réseau d’actions sur les actions impliquant des sujets et les objets qu’ils incorporent) en m’appuyant sur diverses situations de travail qui ont en commun une spécialisation qui n’est pas formellement prévue par les institutions en cause. Au sein des communautés Emmaüs, chaque compagnon est réputé pouvoir en remplacer un autre – or l’enquête que j’ai pu mener a montré que les responsables des communautés cherchent « un ripper » ou « un ferrailleur ». Au sein de deux entreprises différentes de distribution de presse, les vendeurs sont réputés polyvalents (polyvalence inscrite dans leurs contrats) alors qu’une spécialisation entre travail de caissier et travail de réception/invendus s’établit rapidement. Pour élargir mon propos, je n’hésiterai pas à me réapproprier certains résultats de l’enquête menée par Françoise Zonabend sur le site nucléaire de la Hague (ZONABEND Françoise, 1989, La presqu’île au nucléaire, Paris, Odile Jacob). La matière sera considérée comme « matrice de subjectivation ». Le responsable d’un magasin confronté aux plaintes d’un employé frustré de se trouver « coincé en caisse » a pu dire : « Je n’ai pas le choix. J’ai besoin de caissiers et de gens qui connaissent la presse ». Un ancien kiosquier désormais employé dans une enseigne nationale se plaît à distinguer ceux avec qui il est amené à travailler en employant l’expression : « Lui aussi il touche bien le papier ». L’expression me semble coller au plus près des logiques que tentent d’appréhender le MàP (JULIEN Marie-Pierre et ROSSELIN Céline, 2005, La culture matérielle, Paris, La Découverte). « Connaître la presse », « avoir des compétences dans la vente des magazines », « dit » « moins » (ou « moins bien ») que « toucher le papier ». L’objet en lui-même ne suffit évidemment pas à retrouver les subjectivations en cause : le lecteur aussi touche du papier, les « rippers » d’Emmaüs prennent en charge des objets que manipulera le ferrailleur. Mais dans chaque logique d’action,  les objets auront bien valeur de matrice qui dépasse la simple application de « procédures » sur la matière. Dans quels cas une coopération au travail peut-elle se ramener à une co-incorporation ? Deux « rippers » incorporent-ils les mêmes objets ? Cette incorporation se fait-elle en simultané ? En partenariat ? Quelle importance peuvent prendre les incorporations passées et leur éventuels transferts ? etc. On essaiera d’évaluer dans quelle mesure les logiques d’action au travail (ou, selon un vocabulaire moins établi que l’on essaiera de promouvoir, « les logiques de subjectivations » qui impliquent nécessairement la matière) peuvent amener les sujets à partager des affects, des manières de se conduire et des « représentations » qui peuvent prévaloir sur les « identifications » proposées par l’institution en cause. Les vendeurs d’une entreprise de distribution de presse peuvent partager l’obsession d’un « ordre » nécessaire à une part essentielle de leur travail (surtout pour ce qui concerne la bonne gestion des « invendus ») jusqu’à pouvoir se reconnaître dans l’image d’une « bonne ménagère » (« C’est comme dans une cuisine, chaque chose doit être à sa place »). Si l’encadrement sanctionnera les défaillances dans la bonne gestion des stocks, il proposera davantage comme « identification » professionnelle le sens de l’accueil et du service. En contrepoint, dans une usine nucléaire, l’encadrement pourra promouvoir pour l’ensemble de son personnel l’image d’un bon ordre ménager (notamment pour ce qui est de la gestion du risque), là où une partie de son personnel (les sujets justement amenés à prendre le plus de risque dans leurs interventions professionnelles) développera un ethos de « kamikaze ». En vertu de la même attention accordée aux « logiques de subjectivations » on pourra mettre en regard les discours de la « bonne coopération » et ce qui émerge au cours des situations de travail. Si lors d’un entretien d’embauche il est fréquent que l’accent soit mis sur la « bonne entente » d’une équipe de travail, référée parfois à des « savoir-être » (« dynamisme », « aimant le métier », « aimant travailler dans une certaine bonne humeur »), si dans certaines entreprises des événements particuliers (festifs, sportifs, etc.) sont organisés pour favoriser la cohésion du groupe (en espérant une meilleure productivité collective), les situations de travail font émerger d’autres manières de poser la question de la relation à l’autre : « Il est gentil, j’aime bien discuter avec lui, mais quand il faut porter une armoire sur deux étages, c’est autre chose » ; « C’est un bon réflexe de se démener pour satisfaire le client, mais pendant ce temps tu perds plusieurs ventes et la mise en place n’est pas terminée. », etc. Ainsi l’encadrement d’une usine nucléaire pourra tenter de repérer un profil de « kamikaze » pour certains postes tout en préservant l’image du « bon rentier » dans la formation aux consignes de sécurité. Le responsable d’une communauté de travail Emmaüs aura intérêt à favoriser les qualités de déménageurs de certains compagnons à l’encontre des valeurs portées par le mouvement (« compagnonnage », « bonne volonté » et « service du plus souffrant » comme unique critère de « recrutement », y compris pour les différents postes de travail). Les responsables d’un point de vente presse auront intérêt à distribuer le travail en distinguant caisse et réception. La plus grande difficulté demeurera évidemment d’appréhender l’articulation d’ensemble de ces différentes logiques de subjectivation largement « gouvernées » par la matière. Les points d’appuis pris au terrain reconduisent en partie des tensions plus larges présentes ailleurs. Kaufmann (1992, La trame conjugale, Paris, Nathan) montre ainsi que si la répartition des tâches ménagères demeure dans une large mesure sexuée, la « justification » d’une telle distribution « inégalitaire » ne se fait plus au nom d’une différence des « identités » sexuelles mais des différences de « compétences ». La question de la  coopération permet ainsi de rendre compte de l’articulation entre logiques d’actions différentes (coopérer ce n’est pas faire la même chose), et d’une certaine manière, de poser autrement la question des différences par rapport au spectre des inégalités qui n’est jamais assuré toutefois d’être complètement évacué (« si nous sommes prétendument à égalité, c’est quand même moi qui fais toujours la lessive, mes compétences suffisent-elles à le justifier ? » ; « si nous avons le même contrat de travail, je suis coincé en caisse là où mon collègue fait autre chose »). La gouvernementalité sera ainsi au final mise à l’épreuve de la coopération dans une veine davantage foucaldienne : des réseaux de pouvoir diffus loin des grandes institutions dispensatrices de sens dans un contexte d’adhésion unanime à de grands principes (égalité, refus des discriminations, négociation plutôt qu’imposition autoritaire des normes, etc.).
responsiblesCandau