« Fraternisation » lors du premier Noël de guerre (1914)

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title« Fraternisation » lors du premier Noël de guerre (1914)
start_date2006/04/13
schedule16h-17h
onlineno
summaryLa guerre de 14-18 peut être lue comme ce moment de l'histoire humaine où l'industrie triomphe de l'homme, s'en sépare et autonomise …pour l'écraser. Les soldats se battent contre un ennemi invisible ; ils sont livrés dans l'impuissance totale aux barrages d'artillerie, aux obus de plus en plus puissants et tirés sans relâche qui dévastent en quelques heures le paysage. Il y a eu, en 1560 jours de guerre, dix millions de morts, presque exclusivement des soldats : deux millions pour l'Allemagne, un million trois cent quatre vingt dix sept mille pour la France, un million huit cent mille pour la Russie, environ huit cent mille pour la Grande-Bretagne. On compte une moyenne de 857 tués par jour pour la France. Lors des batailles les plus violentes, le nombre des morts s'est élevé à plus de dix mille par jour. "Nous organisions, à l'arrière, écrira en 1917 le Ministère de l'Instruction Publique, dans son opuscule à destination des petits écoliers de France (" Après trois ans de guerre "), la production des munitions qui nous manquaient. Vous avez vu peut-être, autour de vos villages, d'étranges usines sorties de terre. Ou bien vous croisez, dans les rues des grandes villes, des équipes d'ouvriers et d'ouvrières, au teint livide, aux traits tirés, qui vont fabriquer la poudre, ou tourner des obus. Ces travailleurs font, eux aussi, leur part de guerre. Et si elle est la moins glorieuse, elle n'est pas la moins utile. L'usine pourvoit l'armée. Songez que, pour 100 obus fabriqués en 1914, nous atteignons plus de 3000 en 1916 ; pour 100 kg de poudre en 1914, près de 300 en 1916 ; pour 100 mitrailleuses en 1914, près de 90000 en 1916. Que seraient devenus nos soldats sans cet afflux toujours croissant ? Sur les champs de bataille modernes, le courage nu est condamné à l'impuissance. L'horrible guerre d'aujourd'hui devient de plus en plus un duel de métallurgistes : c'est à qui écrasera l'autre sous un déluge d'acier". Ce jour "où les navettes fileront toutes seules" rêvé et promis par Aristote trouve là sa première (et peut être totale et "parfaite") illustration. Cette première guerre industrielle fonctionne avec comme principal carburant la négation de l'homme. Redoublé depuis par Auzwitsch, Hiroshima, le Goulag, ce siècle interpelle l'humanité de l'homme sous la domination de l'industrie et de la science. Ce désastre a conduit à la prise de conscience d'un changement décisif dans l'histoire du monde (technologisation, industrialisation et déshumanisation de la guerre) et à cette autre prise de conscience d'un changement et d'une remise en cause de la Raison et de la Pensée Occidentale (Heidegger, Husserl, Jaspers, Valéry, Romains…) qui a touché tous les témoins et tous les héritiers de cet événement. Rares pourtant sont les penseurs assez lucides ou courageux à avoir désigné la complicité de cette industrie avec la science, donc la Raison, donc la Pensée : complicité de la technique et de la mort dans l'oubli de l'être et du sens, pour Heidegger, crise d'une science ayant fait le deuil de l'esprit sous la dictature de l'objectivisme, chez Husserl, égarement du dasein pour Jaspers. Dans cette expérience de la nuit et cet incontournable fond d'échec où la volonté, l'intentionnalité, saisit de toutes parts ses limites, se dévoile néanmoins la transcendance qui, dans l'échec nous fait faire l'épreuve de l'Etre. C'est cet espoir qu'il faut aussi faire entendre. "Wasser, wasser, wasser ("De l'eau, de l'eau, de l'eau…"). J'ai pris ma gourde et je lui ai fait boire une gorgée. Je me souviendrai toute ma vie de son visage. Je n'oublierai jamais cette reconnaissance divine, cette humilité dans son regard" (Lettre d'un soldat Français secourant un Allemand). En effet, sous cette déshumanisation, jamais atteinte sans doute dans l'histoire de l'humanité avec une telle intensité et sur une telle durée, et ce triomphe de la pensée de la mort, percent tout de même des indices d'humanité, des tentatives de rapports humains : fraternisation avec l'ennemi, rapport avec la nature (animaux, fleurs, ciel, météores…). Dans la boue, sous la neige, il faut attendre, tenir. Une violette, une aubépine échappées au désastre émeuvent aux larmes ceux qui ont perdu conscience des saisons. La tendresse s'exprime comme elle peut, au hasard des rencontres : le vieux cheval gris de Genevoix, les jeunes corbeaux recueillis par le brancardier André Kahn. Un chien perdu, un cheval qui pleure, une alouette asphyxiée prennent soudain une importance vitale pour les isolés des tranchées, coupés du monde, enterrés vivant dans l'une des plus longues épreuves de l'histoire. L'on peut tenter une explication dans le sens d'une empathie ou d'un altruisme humain, d'une "coopération" quasi instinctuelle, naturelle, voire ontologique (Axelrod, 1992 ; Ashworth, 1980). J'avancerai pour ma part que, pour dire vite, le fond de l'humain est le relationnel : l'homme, c'est l'autre (sous les formes diverses de la relation mère/enfant, sujet/société, moi/toi, etc…). Cette occurrence fondatrice donne à voir la place essentielle de l'anthropologie, à plus forte raison d'une anthropologie relationnelle pour qui la question de l'intersubjectivité est fondatrice et véritablement constitutive de l'humain (malgré l'échec de tentative de sa position depuis Descartes jusqu'à Husserl ou Sartre). Pour faire image : "Avant le cogito est le bonjour". Il n'est point de penser ou de "je pense" avant la rencontre de l'autre. Dit autrement : pour qu'il y ait quelqu'un (et pour que quelqu'un soit) il faut qu'il y ait quelqu'un d'autre ; il n'y a personne tant qu'il n'y a pas quelqu'un d'autre.  La guerre de 14-18 constitue alors un moment "privilégié" par sa singularité apocalyptique et oxymorique où l'humanité malgré tout (l'institution, les chefs, la mort, l'horreur, la solitude, la haine, l'absence d'amour et d'espoir, les autres…) s'affirmant sous la déshumanisation, donne à entendre et à saisir en acte cette " philosophie " constitutive de l'humain et que l'on peut traduire sous la forme du dialogisme, de l'intersubjectif ou de l'inter-relationnel (Affergan, 1997 ; Jacques, 2000). L'anthropologie se doit de ressaisir dans ce moment historique cette philosophie en acte comme constitutive de l'humain et de l'humanité. D'autant que cette philosophie du respect, de l'hospitalité absolue, gratuite, désintéressée (cf. Buber, Levinas, Derrida) ; ce don sans attente de réciprocité (en décalage avec l'hypothèse de Mauss) est immédiatement éthique : le visage de l'autre - en tant que regard et parole, ou même silence - est constitutif de moi comme humain. Une attention particulière sera donnée au premier Noël de guerre qui vit se taire les armes et, sinon fraterniser, du moins se neutraliser volontairement les hommes ennemis. La question de l’homme est aussi la question des hommes : de leur coexistence dans l’action et la parole, et leurs rapports de pouvoir. La question anthropologique est aussi la question éthique : qu’en est-il de nous autres, les hommes ?  Il y a là le dépassement du sujet de la philosophie de Descartes à la phénoménologie, par l’affirmation d’une interlocution constitutive. Le « sujet » se constitue avec l’autre, des mondes possibles rencontrent d’autres mondes possibles, ce qui permet de donner un nouveau départ à l’anthropologie comme rencontre des différences.
responsiblesCandau