Les indices de première et de deuxième personne dans les énoncés généralisants : une actualisation émergente de la subjectivité ?

old_uid8112
titleLes indices de première et de deuxième personne dans les énoncés généralisants : une actualisation émergente de la subjectivité ?
start_date2010/02/08
schedule15h30-17h
onlineno
summaryÀ côté de leurs emplois habituels de déictiques désignant un être spécifique, en position locutive ou allocutive, les indices personnels de la première et de la deuxième personne présentent des emplois qu’on peut dire génériques ou généralisants. Cet usage particulier des embrayeurs personnels n’est pas rare, et semble même de plus en plus répandu dans l’usage parlé, et dans les écrits non normés, particulièrement pour les emplois à la 2ème personne. Mais l’importance de cet usage est sous-estimée, dans la mesure où les observations des linguistes continuent à se focaliser de préférence sur le français standard, et sur l’écrit normé, qui reproduisent une vision traditionnelle du français. Dans les énoncés généralisants que nous allons étudier, il s’agira toujours des formes à référence singulière des pronoms (c’est-à-dire : des positions je, tu, et vous de politesse). La possible généricité des énoncés faisant appel à 1ère personne du pluriel nous, ou au on générique, ne sera pas envisagée ici. Voici quelques exemples de ces emplois génériques à la 1ère personne (exemples 1 à 3) et à la 2ème personne (exemples 4 à 7) : (1) Un texte de consigne de forme écrite Sur les routes non éclairées à l’intérieur comme en dehors des agglomérations, je circule en feux de routes (…) sauf lorsque je risque de gêner un autre usager venant en sens inverse (…) je dois alors passer en feu de croisement (Code Rousseau). (2) La maîtresse d’école apprend à un enfant comment on écrit le mot « sel » Le sel, je fais... comme si je voulais faire un rond mais je le ferme pas, je descends en bas et je tourne de l’autre côté (lettre « s »). On regarde bien : un tout petit rond avec la queue de ce côté (pour la lettre « e ») et un grand trait (pour la lettre « l »), celui-là il est facile, hein, allez on essaie de l’écrire (cité par M.-T. Zerbato-Poudou, in C. Garcia-Debanc, 2001, Les textes de consigne, Pratiques n° 111-112 : 127). (3) Un professeur enseigne à ses étudiants comment « faire un petit programme ». […] alors voilà on va faire un petit programme // sur // on va déterminer // on va prendre un tableau de nombres qui va m’être donné / hein au départ hein alors je vais prendre un exemple // 7… 3… 2… 8… 14 / voilà ça suffira / imaginons qu’on donne ces nombres à la machine / et ce qu’on veut / toujours la première chose il faut pas oublier hein / qu’est-ce que je veux faire avec ma machine / je veux lui donner une suite de nombres / et je veux qu’elle me sorte ces nombres dans l’ordre […] (exemple d’Ali Bouacha 1993 : 48) (4) « Question commerce » B. 68 - oui // et :: finalement :: euh :: le rôle que jouait votre commerce / c’était un lieu de retrouvailles / bien y a plus tellement de : de commerces qui jouent ce rôle maintenant y a plus tellement d’endroits où les gens peuvent se retrouver dans le quartier hein ? A.69 - d’abord vous avez : / je vais vous e- expliquer quelque chose alors question commerce : / c’est que : / où c’est / (2) que ça me blesse assez (2) / c’est que quand vous payez à la caisse on vous dise pas même pas merci (ça c’est vrai (rire) C) // hein ? et ça c’est vrai / vous rentrez on vous dit pas bonjour // alors que : c’était pas ça le commerce à l’époque hein ? (hm hm B) / alors on vous dit pas bonjour / (2) vous donnez votre argent et on vous dit pas merci ! (2) / ça c’est plus fort que moi ! // alors là-dessus c’est ma- un manque d’éducation ou qu’est-ce que c’est d’où ça vient ? (MTP-SR-A, Galzy ) (5) « Je vous donne ce cas de figure » : Séquence et insertions interactives dans la séquence A.84 – […] quand vous allez voir un médecin / je vous donne ce cas de figure / vous allez voir un médecin / et d’ailleurs actuellement c’est ce qui a fait beaucoup bouger les choses / vous allez voir un médecin pour vos maux / par exemple bon on va dire / vous souffrez des maux de tête / on commence l’allopathie / on va travailler là-dessus / vous prenez la médicamentation / vous revoyez ce médecin et vous avez encore des maux de tête / / et / presque donc vous voyez la médecine comme la guérison de vos maux / mais à partir de là qu’est-ce que vous faites vous vous en prenez au médecin en disant « Vous vous rendez compte / je vous demande de guérir mes maux / et vous m’avez pas guéri » [ …] (MTP-Corpus thérapeutes, Rosa). (6) Passage au tutoiement : à propos des étudiants, le point de vue d’un jeune de la classe populaire A. 167 - je les prends pour ce qu’is sont / B. 168 - et qu’est-ce qu’is sont (rire) ? A. 169 - ça dépend si c’est :: des gars que : tu : tu peux avoir de la conversation avè eus- avec eux ça va / n’importe que :: que qui mais y en a d’autres // pasqu’is sont étudiants is te prendront pour un con / (ouais // oui oui B) / par contre y en a d’autres qui ne regardent pas ça / au contraire / (hm hm / hm hm C) / (c’est vrai B) (MTP-SR-A, Arnaud) (7) Ratage et réparation : « Vous :: euh accouchez […] euh : une une femme accouche… » Roselyne Bachelot, ministre de la Santé, interviewée par Nicolas Demorand (France Inter, « L’Invité », 22 octobre 2008). L’encadrement par le chiffre (1) indique un segment prononcé avec une voix rieuse. RB décrit les missions qu’aura l’hôpital de proximité, dans le nouveau maillage hospitalier prévu par son ministère : RB : […] l’hôpital de proximité ce sont les services d’urgence les soins courants ce qu’on appelle les soins post-aigus les personnes âgées mais pas seulement les personnes âgées / vous avez une opération / vous revenez de votre hôpital de proximité là où vot’ famille peut v’nir à vos côtés / vous :: euh accouchez pas vous évidemment mais : (rire) euh ND : (1) un jour qui sait (1) RB : (1) un jour qui sait (1) euh : une une femme accouche de son p’tit bébé dans une maternité dans un plateau technique / mais elle est suivie auparavant dans un centre périnatal de proximité […] Le point commun entre ces différentes formes génériques est l’emploi d’un pronom clitique de la 1ère ou de la 2ème personne en position sujet, ou objet, et l’association de ce pronom conjoint avec un verbe au présent de l’indicatif. Si les indices personnels ont une valeur générique, ils partagent cette valeur avec le type de présent utilisé ici, désignant un événement habituel, ou hypothétique, non contingent. Dans les emplois illustrés, le pronom personnel semble se « décoller » du contexte d’énonciation, y compris dans les cas où il est immergé dans une interaction orale (mais cette impression est-elle bien exacte – et en quoi peut alors consister ce « décollement » ?). En tout cas, au lieu d’opérer la désignation spécifique d’un protagoniste de l’énonciation, l’indice je, tu ou vous en vient à indiquer un rôle, inséré dans un scénario, un cas typique. Cependant, le mouvement de « généralisation » qui s’opère est plus ou moins prononcé. Nous pourrons discuter en particulier de la généricité de l’exemple (2). L’emploi générique donne parfois lieu à un changement de système d’adresse (exemple 6), ou à un ratage suivi de réparation (exemple 7). Comment rendre compte de ces emplois ? Sont-ils des phénomènes déviants ? Difficile de soutenir cette position, lorsqu’on a de bonnes raisons de penser que les usages à la 2ème personne sont en progression, en français contemporain, particulièrement dans le langage des jeunes. Les déictiques perdent-ils toute capacité à référer à l’énonciation du message, capacité qui semble pourtant constituer leur valeur centrale en langue ? Voire, sont-ils impersonnalisés, et/ou a-référentiels ? Serait-ce un cas d’effacement énonciatif ? Nous chercherons à expliquer ces emplois non comme des exceptions, mais comme des actualisations possibles de l’indexicalité des pronoms de 1ère et de 2ème personne. On partira donc d’une tentative de définition du mode de production de sens des déictiques personnels. On essaiera de montrer comment ces emplois génériques exploitent, d’une manière particulière, la subjectivité à la 1ère personne, et la subjectivité à la 2ème personne, en vue de constituer non une entité spécifique, une ipséité, mais une classe de sujets posés en tant que mêmes. L’explication se situera dans le cadre d’une représentation dynamique de la subjectivité, conçue comme un phénomène graduel, et susceptible d’entrer dans un processus d’actualisation, en même et en soi-même. D’autre part, les emplois en cause se situent dans l’histoire de la langue, et se positionnent aussi dans les phénomènes de variation du français. Nous tenterons pour finir, si le temps nous le permet, quelques ouvertures dans ce sens, en vue de positionner les usages génériques de la 1ère et de la 2ème personne dans une « synchronie opérative ». L’état de langue actuel, dans le français de France, nous donne-t-il des indications sur ce vers quoi il est en train de se diriger ?
responsiblesDétrie